Fériel Alouti, « L’histoire oubliée de la marche pour l’Egalité », Med’in Marseille, 29 octobre 2013

Trente ans après la marche pour l’Egalité et contre le racisme, partie le 15 octobre 1983 de Marseille et arrivée le 3 décembre à Paris, peu de Français se souviennent encore de ce long périple, lancé par des enfants d’immigrés qui revendiquaient l’égalité des droits et voulaient en finir avec les crimes racistes. Malgré l’intérêt des médias de l’époque et l’engouement suscité par la marche qui a rassemblé près de 100 000 personnes dans les rues de la capitale, la société française a vite oublié cet événement.

Selon Yvan Gastaut, historien et maître de conférence à l’université de Nice, la plupart de ses étudiants ignorent l’existence de la marche de 1983. Rien d’étonnant à cela puisque, comme il l’indique, son « histoire de la marche n’a jamais été écrite ». Jamais inscrite dans l’histoire de France, oubliée des manuels scolaires et des professeurs, il y a, depuis 1983, comme une amnésie générale.

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Marilaure Mahé en 2003 au 20 ans de la Marche à Marseille. © Med In Marseille/Ahmed Nadjar

Seuls les militants de gauche et ceux qui y ont participé se souviennent encore de cet événement, pourtant majeur dans l’histoire de l’immigration française. « La marche a été oubliée car les acteurs sont tous repartis chez eux dans l’anonymat le plus complet, certains dès le lendemain », se souvient Marilaure Mahé, marcheuse permanente.

Pour les dix ans, une dizaine de marcheurs se sont rassemblés à Lyon, à l’initiative d’un journaliste de Libération, le temps d’un dîner. « C’était pour faire vivre la mémoire mais j’avais un sentiment de tristesse, les marcheurs avec qui j’avais vraiment tissé des liens n’étaient pas là », explique Marilaure Mahé. Pour Zoubida Menguenni , soutien actif à la Marche de 1983, la responsabilité de cet oubli revient aussi à ceux qui y ont participé. « On n’a pas transmis le souvenir de cette marche à nos enfants peut-être parce qu’on l’a vécue comme un échec mais aujourd’hui, il ne faut plus qu’elle passe inaperçu », dit-elle. Effectivement, les principaux acteurs, déçus par la gauche qui leur a vite fermé ses portes, se sont vite tus et repliés sur le local.

La déferlante SOS Racisme

Selon Saïd Boukenouche, fondateur de Radio Gazelle, « il y a eu une volonté de la part des partis politiques et des gouvernements de faire disparaître l’histoire de la Marche ».

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18-10-2013 Caravane Marche d’AC le Feu. De gauche à droite : L’animatrice, le réalisateur Mogniss Abdalah et Saïd Boukenouche. © Med’in Marseille

L’ancien militant rappelle ainsi la création, en 1984, de l’association SOS Racisme qu’il compare à une « bataille de missiles » pour « faire couler la Marche ». Au lendemain de l’événement, c’est effectivement SOS Racisme, créée par des militants socialistes rassemblés autour de Julien Dray et Harlem Désir avec le soutien de l’Elysée, qui récupère habilement la mise médiatique et politique et s’approprie ainsi la Marche. A l’époque, le Parti socialiste, méfiant à l’égard des militants issus des banlieues, a préféré soutenir cette association, considérée comme plus présentable quand le Front national a commencé à remporter ses premiers succès électoraux.

« Ces militants ont créé l’association pour gagner du poids au sein du PS », assure le sociologue Abdellali Hajjat, auteur de La marche pour l’égalité et contre le racisme . Une stratégie qui semble avoir fonctionné puisque Harlem Désir est aujourd’hui Secrétaire général du PS. Résultat, trente ans plus tard, l’opinion publique a du mal à faire la distinction entre la marche de 1983 et SOS Racisme. « Contrairement aux marcheurs, SOS Racisme s’est beaucoup intéressé aux médias », indique Yvan Gastaut. Même les plus apolitiques connaissent ainsi le fameux slogan « Touche pas à mon pote ».

Incapable de signer un chèque en blanc

Mais la commémoration des trente ans pourrait changer la donne et faire entrer la Marche dans l’histoire de France. Une multitude d’initiatives célèbrent cet anniversaire. Des conférences sont organisées dans toute la France, plusieurs livres sont publiés et un film grand public, La Marche de Nabil Ben Yadir avec Olivier Gourmet et Djamel Debbouze, sort le 27 novembre dans 500 salles. Ce premier long métrage autour de l’événement à être soutenu par l’industrie du cinéma (EuropaCorp, fondé par Luc Besson, produit et distribue le film) pourrait ainsi, comme ce fut le cas avec le film Indigène, créer un débat et refaire émerger la question de la Marche.

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Toumi entouré des acteurs du film « La Marche » et du réalisateur Nabil Ben Yadir. Med’In Marseille tous droits réservés.

De nombreuses associations et collectifs se sont montés pour rappeler cet événement. Il y a quelques jours, le collectif AC LeFeu, soutenu par la Fondation Abbé Pierre, a lancé une « caravane de la mémoire » qui a sillonné des villes, telles que Marseille, pour soutenir les nouvelles formes d’engagements dans les quartiers populaires et pousser les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Au total, 450 000 euros ont été débloqués par le gouvernement pour financer 70 actions commémoratives. Un engagement pris lors du comité interministériel des villes qui s’est tenu en février dernier. Un plan de 27 décisions avait été arrêté pour « intégrer dans les politiques publique les spécificités des banlieues ». La dernière proposait de « conduire un travail de mémoire collective dans les quartiers prioritaires » et notamment «  soutenir les initiatives engagées à l’occasion de 30e anniversaire de la marche de l’Egalité ».

François Lamy ministre de la Ville a d’ailleurs déclaré dans Le Monde vouloir « rendre hommage à un temps fort d’initiative citoyenne qui doit s’intégrer dans l’histoire de France » et a reconnu qu’il « serait utile d’avoir une parole forte sur cet événement fondateur qui a réveillé la société française ». Après un long silence de la part des gouvernements successifs sur la situation des quartiers populaires, le ministre a tenu à se rendre le 14 octobre dernier dans celui des Minguettes à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. L’objectif était d’aller à la rencontre des anciens membres de l’association SOS Avenir Minguettes, organisatrice de la marche de 1983. Mais Toumi Djaidja, initiateur de la marche et président de l’association, a refusé de recevoir le ministre. Dans un communiqué, l’ancien militant s’est dit incapable de « cautionner l’inaction politique en signant un chèque en blanc au gouvernement ». « Si certains cherchent à capter l’héritage sympathie suscité par la Marche à travers cette commémoration, cela ne peut se faire à moindre frais. (…) Beaucoup d’entre nous vivent dans des conditions inadmissibles, laissés non pas sur le bas-côté de la route mais dans le fossé des inégalités », a-t-il écrit. Comme quoi, certains n’ont pas la mémoire courte.

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Toumi Djaidja, initiateur de la Marche pour l’Egalité. ©Med In Marseille – AN

Mogniss H. Abdallah, « 15 octobre 1983 à Marseille : Top départ de la Marche pour l’égalité et contre le racisme », Med’in Marseille, 14 octobre 2013

Samedi matin, 15 octobre 1983, cité de la Cayole : une centaine de personnes sont là, à l’appel d’un groupe de jeunes des Minguettes, de leurs amis et du comité d’accueil marseillais, pour le départ d’une longue Marche à travers la France qui doit arriver à Paris le 3 décembre. Cette première étape, snobée par la grande presse mais activement soutenue par des journalistes et des médias indépendants, parcourt la cité phocéenne du sud au nord en passant par le Vieux port. Elle rassemble plusieurs centaines de participants motivés. Et va livrer les premiers enseignements d’un périple qui fera date dans l’histoire.

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Photo inédite du départ de la marche, cité de la Cayole, le 15 Octobre 1983. Photographe : Abdou Attou ©. Collection Mustapha Mohammadi, reporter à l’époque pour le journal Sans Frontière, que l’on voit de dos devant la banderolle.

“Vous êtes de vieux gauchistes, des professionnels de l’anti-racisme. C’est votre raison sociale. S’il n’y a plus de racisme, que devenez-vous ? Vous avez donc intérêt à en voir partout”. Voilà comment en mai 1981, Yannick Blanc, rédacteur vedette du magazine Actuel, polémique avec les jeunes de la cité Bassens à Marseille. Il n’a pas supporté les critiques que ces derniers ont formulé dans le journal interculturel Sans Frontière, suite à un énième article à sensation sur le mode « les moutons égorgés dans la baignoire ». “Vous voulez des journalistes lèche-cul qui répètent à longueur d’articles : « Pauvres, pauvres, pauvres Arabes ». Vous pensez que vous allez me culpabiliser avec votre chantage au racisme ? Quelle rigolade ! Dans une génération, les Arabo-français auront leurs businessmen, leurs bourgeois, leurs artistes, éructe-t-il dans un “droit de réponse”. [[« Actuel répond aux jeunes de Bassens », Sans Frontière n°26, 30 mai 1981]] Serge July, le patron post-gauchiste du quotidien Libération, aurait-il pu signer pareille diatribe ? Probablement, si l’on considère comment il rembarre Mohamed Nemmiche, jeune journaliste de Sans Frontière et pigiste occasionnel de la rubrique Tête d’affiche de Libération, venu lui proposer début octobre 1983 un carnet de route quotidien du projet d’une grande Marche pour l’égalité et contre le racisme. Encore un non-événement porté par des “emmerdeurs” sans envergure, aurait persiflé avec arrogance le patron du journal. Bonjour l’accueil !

Un pool de journalistes et de médias indépendants pour assurer le suivi

Contrairement aux affirmations ultérieures de nombre d’historiens qui, à l’instar de Gérard Noiriel, professeront que des initiatives telle que la Marche sont déjà « routinisées » comme des événements dont il faut rendre compte [[Gérard Noiriel, in Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXè – Xxè siècle), éd. Fayard – 2007 p. 618]], le départ a été laborieux, côté médias. Face à la morgue des prescripteurs d’opinion branchés, face à l’indifférence médiatique quasi-générale, un pool de militants et de journalistes « organiques » se constitue à Marseille pour couvrir l’événement de l’intérieur, pour faire circuler cassettes d’émissions de radios libres, photos, textes et images vidéo. A l’époque, il n’y a ni internet ni portables. Et chaque coup de fil coûte une fortune. Heureusement, les TGV viennent d’être inaugurés sur le parcours, encore faut-il avoir les moyens de payer son billet. A moins de jouer à cache-cache avec les contrôleurs.

On y retrouve donc des gens de Sans Frontière, radio Gazelle, Radio-Soleil Goutte d’Or et Ménilmontant (Paris), A.V.E.C ( Aix-en-Provence), Expressions Immigrés-Français (le journal de la FASTI) et l’agence IM’média. Pierre Ciot, photographe indépendant, participe aussi en tant que militant à cette effervescence initiale. Pigiste occasionnel pour l’AFP-Marseille, il proposera ses photos à l’agence, qui accepte de les diffuser. Elles serviront plus tard comme des archives uniques et disputées sur le départ de la Marche. Des collaborations se mettent aussi en place avec quelques militant-e-s de radio Beur, préfigurant un réseau national transversal très mobile, imaginatif et dynamique. Plusieurs fanzines de jeunes, comme Rencar de Corbeilles-Essonne, se joignent à l’aventure d’une production indépendante des aléas des médias dominants. Avec les moyens du bord, celle-ci permettra de rendre compte du déroulé de la Marche, de ses points forts comme de ses faiblesses, et surtout contribue à mobiliser leurs publics dans un contexte réputé défavorable.

« Nous sommes les enfants des Quartiers Nord »

Rendez-vous donc samedi 15 octobre 1983 pour le top départ à la cité de transit de la Cayole, où un petit gitan de 11 ans est mort le 14 mars 1983 suite à un attentat à l’explosif signé comité Charles Martel. Une centaine de personnes ont répondu présent.

Parmi elles, Françoise Gaspard, députée socialiste d’Eure-et-Loire et ex-maire de Dreux qui vient de perdre les élections municipales partielles à Dreux face à une alliance entre la droite traditionnelle et le Front national, ainsi que son amie Claude Servan-Schreiber, journaliste à l’Expansion. La petite troupe s’élance à travers les quartiers sud, rejoint le vieux port où les attendent environ 300 personnes, puis direction les cités la Busserine, les Flamants, la Paternelle, Bassens. “Nous sommes les enfants des Quartiers Nord / Et à pied ça fait loin jusqu’au vieux port”, chantent des collégiens. Sur le parcours, ils racontent leur traumatisme en découvrant un jour sur le mur de leur école une énorme inscription : “Maghrébins retournez chez vous la France ne sera jamais votre pays”. D’où l’idée de monter un commando anti-graffitis armés de sceaux de peinture et de rouleaux-brosses pour effacer ces obscénités racistes à travers le pays. Keffieh au cou, on improvise de nouveaux hymnes sur l’air entêtant de “Sabra et Chatila”, chanson du groupe gnawa marocain Nass El Ghiwane en hommage aux Palestiniens massacrés dans les camps au Liban un an auparavant. « Enfants d’immigrés, enfants rejetés, enfants assassinés / adenna-denna-waa-denna », fredonnent les femmes des quartiers pensant en particulier à Lahouari Ben Mohamed, tué le 18 octobre 1980 par un CRS lors d’un contrôle de routine, et à Zahir Boudjellal, tué le 21 février 1981 à coups de fusil par un tonton-flingueur. (note : Lire « Yaoulidi » Lahouari Ben Mohamed : Retour sur l’histoire ) Arrivés à Bassens, les jeunes et les habitants (ceux-là même qui ont eu la dent dure contre Yannick Blanc d’Actuel) reçoivent sur un air de fête, mélange de musique, de théâtre et de faconde. La Marche a déjà trouvé ses hymnes préférés. De quoi inspirer Patrick des Minguettes, qui animera pour les étapes à venir Radio Savate, à partir de la sono d’une vieille camionnette poussive. Une sono qui va l’air de rien contribuer à la cohésion du groupe, comme le soulignera le marcheur d’Aix-en-Provence Bouzid Kara dans son livre « La Marche, traversée de la France profonde » (éd. Sindbad, 1984).

Une A.G. de débriefing houleuse, des contradictions multiples

Au soir de la première étape, débriefing. Le groupe des marcheurs permanents lyonnais veut se réunir seul, mais suite aux protestations de plusieurs Marseillais, une assemblée générale commune se tient pour tirer un premier bilan. Déceptions et critiques affleurent : le rythme a été trop rapide, la Marche a pris des allures de manifestation. Surtout, les premiers concernés – les immigrés et les jeunes – ont été peu réceptifs, hormis dans les cités avec une histoire récente de lutte. Et encore. Des lascars goguenards, ont chambré les marcheurs aux baskets toutes neuves : « Alors, vous êtes sponsorisés par Addidas ? » (un « chambrage » qui inspire les bédéistes Larbi Mechkour et Farid Boudjellal pour leur album « Les Beurs , éd. Albin Michel 1985).

De nombreuses organisations ont brillé par leur absence, ou sont partagées entre participation et boycott d’une initiative jugée pas assez « politique ». Si Baya Bouhoune du MRAP est omniprésente et enthousiaste, d’autres membres de son groupe trimballent des mines renfrognées. Pourtant, une concession majeure a été faite aux antiracistes lors des réunions préparatoires de la Marche. Après d’innombrables discussions, l’appellation officielle de l’initiative a été complétée par « contre le racisme ». Jusque-là, il s’agissait de porter un message positif, d’être « pour » quelque chose, non être négatif, « contre ». Un dilemme qui va d’ailleurs perdurer, comme en témoignent les affiches de la Marche avec le fameux dessin de la babouche et de la charentaise. Sa version bleue -la plus diffusée- se limite à l’appellation Marche pour l’égalité, la rouge rajoute « et contre le racisme ».

Les conflits potentiels entre structures nationales dotées en gros moyens comme la Cimade et petites associations désargentées sont aussi pointés pour expliquer les hiatus dans la logistique. En coulisse, Jean Blocquaux, émissaire du gouvernement et proche de Georgina Dufoix, secrétaire d’Etat à la famille à la population et aux travailleurs immigrés, veille au grain. Présent « à titre privé » comme il le prétend ou en mission commandée, il ne peut réprimer un commentaire en aparté. Si les marcheurs veulent être accueillis comme promis à l’Elysée par le président Mitterrand, ils ne doivent surtout pas déborder du cadre convenu, comme cela a été le cas à Paris d’où parviennent les nouvelles d’un rassemblement en soutien à la Marche. Dans l’après-midi, environ 200 personnes se sont retrouvées au canal Saint-Martin. Il y a été question du 17 octobre 1961, or le gouvernement socialiste ne veut alors pas entendre parler de « massacre en plein Paris », encore moins de « crime d’Etat ».

Préparer la montée sur Paris le 3 décembre

et entretemps, un Forum Justice à Marseille le 24 novembre

Afin de ne pas sombrer dans d’inutiles polémiques, le pasteur Jean Costil incite les Marseillais à se concentrer sur la préparation d’une montée collective sur Paris le 3 décembre. En attendant, quelques un-e-s se dévouent d’ores et déjà pour épauler les étapes des jours suivants. D’autres actions les motivent également : ainsi, les membres de l’Association Femmes Maghrébines en action (AFMA) appellent à se rendre au Forum Justice organisé à Vaulx-en-Velin par Wahid association, avec les mères et les familles victimes des crimes racistes ou sécuritaires. Hasard du calendrier, cette initiative organisée le 28 octobre, un an jour pour jour après le meurtre de Wahid Hachichi par un jeune tonton-flingueur, tombe la veille de l’arrivée de la Marche sur Lyon. Bien que la Cimade ait fait l’impasse sur ce Forum, les marcheurs permanents Toumi, Djamel, Bouzid, Farid et Brahim des Minguettes s’y rendront. Parmi les membres présentes de l’AFMA, Hanifa Boudjellal, la soeur de Zahir, tué le 21 février 1981 à la Busserine. Touchée par la volonté de Mme Hachichi de “dépasser les pleurs” pour agir ensemble autour d’objectifs concrets, elle redescendra à Marseille déterminée à y organiser un nouveau Forum Justice. Celui-ci se tiendra à la Maison de l’étranger le 24 novembre, cette fois avec l’appui de la Cimade locale. Le projet du rassemblement des familles place Vendôme à Paris est l’objet d’intenses discussions. Saïd Boukenouche de radio Gazelle suggère ainsi de lancer le jour J une grève dans les écoles ou la fermeture des commerces arabes, à l’instar de la “grève générale contre le racisme” de septembre 1973 à Marseille, Paris et plusieurs autres villes de France suite à une vague de meurtres racistes. Mais comme les esprits sont accaparés par la Marche, la date de ce rassemblement est différée (le premier round des “Folles de la place Vendôme” aura lieu le 21 mars 1984).

Le 3 décembre 1983, plus de 150 personnes feront le déplacement de Marseille à Paris, formant un cortège énergique sous une grande banderole : « Les jeunes de Marseille ». Entretemps, les médias sont sortis de leur réserve pour fêter le « happening beur ». Un terme qui offusque Marseillais et Marseillaises. Mais, pour l’instant, place à l’euphorie de la Marche, et au fantastique élan collectif qu’elle suscite.

Source: Med’in Marseille

Fériel Alouti, « Trente ans après, que reste-t-il de la Marche pour l’égalité? », Les Inrocks, 14 octobre 2013

Photo prise dans « La Marche », livre écrit par le marcheur Bouzid Kara

Partis en octobre 1983 de Marseille, arrivés à Paris deux mois plus tard, ils sont des milliers à manifester pour l’égalité des droits. Trente ans plus tard, cette revendication est toujours d’actualité.

Le 15 octobre 1983, une trentaine de jeunes partent à pied de Marseille pour entreprendre ce qu’ils appellent la Marche pour l’égalité et contre le racisme. L’objectif est d’aller à la rencontre de la France profonde pour dire stop aux crimes racistes qui ne cessent de se multiplier et réclamer l’égalité des droits. “Pour nous, la seule chose importante, c’est de marcher, de rencontrer des gens et de vivre cette expérience. On veut faire quelque chose d’audacieux et de déterminé. On s’en fout du résultat”, se souvient Marilaure Mahé, marcheuse permanente. Et pourtant, lorsque les “marcheurs” atteignent Paris, le 3 décembre, ils sont près de 100 000, keffiehs autour du cou et cheveux en bataille, à se rassembler dans les rues de la capitale. Toumi Djaidja, initiateur de la Marche et président de l’association SOS Avenir Minguettes, lance un “Bonjour à la France de toutes les couleurs”. Le journal Libération titre alors en une “Paris sur beur”, François Mitterand reçoit une délégation à l’Elysée et annonce la création d’une carte de résident de dix ans.

“La marche est le symbole de l’immigration de peuplement”

Avec la Marche, la France prend enfin conscience de sa diversité et de la présence durable des immigrés sur son territoire. C’est la première fois que la deuxième génération apparaît dans l’espace public national. Les artistes d’origine maghrébine deviennent “bankable”. Smaïn devient la vedette du théâtre Bouvard, le chanteur Karim Kacel sort l’album Banlieue, Farida Khelfa devient la muse de Jean-Paul Gauthier. “C’est la fin du mythe du retour. Il y a une rupture avec l’image du travailleur immigré célibataire, explique Abdellali Hajjat, sociologue et enseignant à l’université Paris-Ouest Nanterre. La marche est le symbole de l’immigration de peuplement.

Une immigration qui refuse désormais les discriminations et revendique l’égalité des droits. “On prend conscience que l’on va construire notre avenir en France. Les familles n’acceptent donc plus de vivre dans des logements insalubres et demandent à ce que leurs enfants puissent faire des études”, explique Saïd Boukenouche, soutien actif à la Marche et fondateur de Radio Gazelle. En 1983, le Marseillais, alors âgé de 25 ans, vit à Bassens, une cité des quartiers nord, peuplée à l’époque de familles maghrébines et gitanes. Surnommé l’intello car il est le seul de son quartier à fréquenter le lycée, Saïd Boukenouche subit, comme ses camarades, le racisme. “C’était infernal. Les policiers nous connaissaient mais venaient quand même nous contrôler dix fois par jour. Ils nous faisaient entrer dans le fourgon, nous gardaient une demie-heure et nous relâchaient. Les contrôles étaient devenus une institution”, ironise-t-il.

Justice et espoir

Le 15 octobre, quelques heures avant le départ pour Paris, Saïd Boukenouche participe, avec une centaine de personnes, à une marche entre la cité la Cayolle et celle des Flamands. Dans la première, la même année, un enfant est tué par une bombe qui explose, l’affaire ne sera jamais élucidée, dans la deuxième, en 1980, Lahouari Ben Mohammed est abattu lors d’un banal contrôle d’identité par un CRS qui avait lancé “ce soir, j’ai la gâchette facile”. Zoubida Menguenni se souvient de cette nuit-là.

“Il a été tué pas loin de chez moi. Il y a eu trois nuits d’émeutes. La cité brûlait, les CRS venaient, lâchaient les chiens et enfermaient les jeunes dans des mâles avec les chiens”, raconte-t-elle, calmement.

En 1983, la jeune femme, déjà active sur le terrain associatif, se rend à Paris pour accueillir les marcheurs. “Nos parents ne voulaient pas que l’on manifeste. Pour eux la France ce n’était pas leur pays, il ne fallait donc pas se faire remarquer”, dit-elle. Comme beaucoup, Zoubida Menguenni a grandit dans le mythe du retour au pays. Pour ses parents, elle et ses frères et soeurs seraient les futurs cadres de l’Algérie post-coloniale. Mais il n’en sera jamais ainsi. La famille s’installe définitivement en France et, en 1984, Zoubida Menguenni monte Schebba, une association pour femmes.

Photo prise dans “La Marche”, livre écrit par le marcheur Bouzid Kara.

A la même époque, se tiennent un peu partout en France des “Forums justice”, organisés par des militants de la cause anti-raciste qui soutiennent les familles de victimes et réclament une justice équitable. “La Marche en tant que telle n’a pas stoppé les crimes racistes, après, ils sont aussi nombreux mais les condamnations sont plus dures”, indique Abdellali Hajjat*. Petit à petit, les non-lieux laissent place à du sursis puis à de la prison ferme et le caractère raciste de ces crimes est enfin reconnu par la justice.

Un vent de liberté souffle alors sur cette jeunesse française, sur cette deuxième génération qui réclame l’égalité que leurs parents n’ont jamais réclamée. Mais au lendemain de la Marche, l’espoir retombe. En 1984, le Front national fait une percée aux élections européennes. La question de l’islam fait son apparition. En 1983, les travailleurs immigrés du secteur de l’automobile font grève dans plusieurs usines dont l’usine Talbot dans les Yvelines. Le pouvoir socialiste qui voit que les Maghrébins sont en première ligne, ne sait plus quoi faire pour stopper le mouvement.

“Pierre Mauroy explique à l’opinion publique qu’il y a sûrement des groupes religieux venus d’Iran qui se cachent derrière les grévistes. C’est la première fois que l’on pose la question de l’islam comme un problème alors qu’auparavant l’islam était absent des débats”, explique Yvan Gastaut**, historien de la marche.

Discriminations et relégation 

Trente ans après, les revendications, portées par les marcheurs, paraissent toujours d’actualité. Comme le rappelle Abdellali Hajjat, les statuts de l’association SOS Avenir Minguettes réclamaient le traitement égal devant la justice et la police, le droit au travail et le droit au logement. Aujourd’hui, la situation des quartiers populaires s’est dégradée, la tension sociale est forte et le taux de chômage est encore plus élevé qu’à l’époque, il atteint les 50% dans certains secteurs. “La population immigrée qui est restée dans les quartiers subit la même relégation. Pour les gens qui ont pu gagner le centre-ville, les choses sont différentes”, estime Marilaure Mahé. L’enfermement qui empêche la jeunesse de se projeter et la population de se battre, c’est ce que pense également Zoubida Menguenni. “Les classes moyennes sont parties, les communistes ont disparu et le vote FN est apparu“, dit-elle.

Pour Saïd Boukenouche, devenu depuis professeur d’anglais, “il ne faut pas donner une importance démesurée à la Marche. A cette époque, il y avait déjà une crise qui s’est depuis aggravée. Les jeunes qui ont réussi vont dans la fonction publique, dans le privé, il y a toujours des discriminations.”

“Marseille est un bon exemple, c’est la métropole la plus inégalitaire de France”

Nassurdine Haidari, 35 ans, peut en témoigner. “J’ai intégré Science po, je suis sorti major de ma promotion mais ça ne m’a pas empêché d’être, pendant plusieurs années, agent de sécurité”, raconte le fondateur du collectif national, Nous ne marcherons plus. Initié en 2011, avant la campagne présidentielle, ce collectif a formulé cinq propositions aux candidats. Parmi celles-ci, la distribution d’un récépissé à chaque contrôle de police attestant de la qualité, contraindre les entreprises qui travaillent avec l’Etat à justifier de leur politique de lutte contre les discriminations et la création d’un ministère de l’Egalité et de la lutte contre les discriminations. A ce jour, aucune a été concrétisée. “Les maux de 1983 se sont amplifiés, les inégalités se sont intensifiées. Marseille est un bon exemple, c’est la métropole la plus inégalitaire de France, fustige Nassurdine Haidari. A gauche, comme à droite, la classe politique française n’est pas encore à même de lutter contre les inégalités car elle n’y comprend pas grand chose”.

Et pourtant, depuis 1983, les enfants d’immigrés ont fait leur entrée dans les arcanes du pouvoir. Fadela Amara, Jeanette Bougrab, Rachida Dati, Nora Bera et les autres ont, pendant un temps, symbolisé pour l’opinion publique la réussite de cette génération. “Leur intégration est anecdotique. Il y a certes de plus en plus d’élus issus de l’immigration mais ils n’apportent pas grand chose à l’égalité des droits”, soutient Saïd Boukenouche. Abdellali Hajjat estime que “l’engagement politique et social de la population est important. Il est faux de dire que les quartiers sont devenus des déserts politiques”. Aujourd’hui, les collectifs et les associations pullulent. A Marseille, celui des Quartiers populaires, auxquels appartiennent Marilaure Mahé, Saïd Boukenouche et Zoubida Menguenni, réclament toujours l’égalité des droits. “Ce sont des gens qui veulent prendre en main leur destin et qui ne comptent plus sur les politiques pour y arriver”, lance le professeur d’anglais. Trente ans après la Marche, les problèmes sont les mêmes et l’envie de se battre, toujours là.

Fériel Alouti

* La Marche pour l’égalité et contre le racisme d’Abdellali Hajjat, éd Amsterdam. En librairie le 22 octobre.

** ”L’opinion française et l’immigration sous la cinquième république” d’Yvan Gastaut, paru en 2000 aux éditions du Seuil