Fériel Alouti, « Trente ans après, que reste-t-il de la Marche pour l’égalité? », Les Inrocks, 14 octobre 2013

Photo prise dans « La Marche », livre écrit par le marcheur Bouzid Kara

Partis en octobre 1983 de Marseille, arrivés à Paris deux mois plus tard, ils sont des milliers à manifester pour l’égalité des droits. Trente ans plus tard, cette revendication est toujours d’actualité.

Le 15 octobre 1983, une trentaine de jeunes partent à pied de Marseille pour entreprendre ce qu’ils appellent la Marche pour l’égalité et contre le racisme. L’objectif est d’aller à la rencontre de la France profonde pour dire stop aux crimes racistes qui ne cessent de se multiplier et réclamer l’égalité des droits. “Pour nous, la seule chose importante, c’est de marcher, de rencontrer des gens et de vivre cette expérience. On veut faire quelque chose d’audacieux et de déterminé. On s’en fout du résultat”, se souvient Marilaure Mahé, marcheuse permanente. Et pourtant, lorsque les “marcheurs” atteignent Paris, le 3 décembre, ils sont près de 100 000, keffiehs autour du cou et cheveux en bataille, à se rassembler dans les rues de la capitale. Toumi Djaidja, initiateur de la Marche et président de l’association SOS Avenir Minguettes, lance un “Bonjour à la France de toutes les couleurs”. Le journal Libération titre alors en une “Paris sur beur”, François Mitterand reçoit une délégation à l’Elysée et annonce la création d’une carte de résident de dix ans.

“La marche est le symbole de l’immigration de peuplement”

Avec la Marche, la France prend enfin conscience de sa diversité et de la présence durable des immigrés sur son territoire. C’est la première fois que la deuxième génération apparaît dans l’espace public national. Les artistes d’origine maghrébine deviennent “bankable”. Smaïn devient la vedette du théâtre Bouvard, le chanteur Karim Kacel sort l’album Banlieue, Farida Khelfa devient la muse de Jean-Paul Gauthier. “C’est la fin du mythe du retour. Il y a une rupture avec l’image du travailleur immigré célibataire, explique Abdellali Hajjat, sociologue et enseignant à l’université Paris-Ouest Nanterre. La marche est le symbole de l’immigration de peuplement.

Une immigration qui refuse désormais les discriminations et revendique l’égalité des droits. “On prend conscience que l’on va construire notre avenir en France. Les familles n’acceptent donc plus de vivre dans des logements insalubres et demandent à ce que leurs enfants puissent faire des études”, explique Saïd Boukenouche, soutien actif à la Marche et fondateur de Radio Gazelle. En 1983, le Marseillais, alors âgé de 25 ans, vit à Bassens, une cité des quartiers nord, peuplée à l’époque de familles maghrébines et gitanes. Surnommé l’intello car il est le seul de son quartier à fréquenter le lycée, Saïd Boukenouche subit, comme ses camarades, le racisme. “C’était infernal. Les policiers nous connaissaient mais venaient quand même nous contrôler dix fois par jour. Ils nous faisaient entrer dans le fourgon, nous gardaient une demie-heure et nous relâchaient. Les contrôles étaient devenus une institution”, ironise-t-il.

Justice et espoir

Le 15 octobre, quelques heures avant le départ pour Paris, Saïd Boukenouche participe, avec une centaine de personnes, à une marche entre la cité la Cayolle et celle des Flamands. Dans la première, la même année, un enfant est tué par une bombe qui explose, l’affaire ne sera jamais élucidée, dans la deuxième, en 1980, Lahouari Ben Mohammed est abattu lors d’un banal contrôle d’identité par un CRS qui avait lancé “ce soir, j’ai la gâchette facile”. Zoubida Menguenni se souvient de cette nuit-là.

“Il a été tué pas loin de chez moi. Il y a eu trois nuits d’émeutes. La cité brûlait, les CRS venaient, lâchaient les chiens et enfermaient les jeunes dans des mâles avec les chiens”, raconte-t-elle, calmement.

En 1983, la jeune femme, déjà active sur le terrain associatif, se rend à Paris pour accueillir les marcheurs. “Nos parents ne voulaient pas que l’on manifeste. Pour eux la France ce n’était pas leur pays, il ne fallait donc pas se faire remarquer”, dit-elle. Comme beaucoup, Zoubida Menguenni a grandit dans le mythe du retour au pays. Pour ses parents, elle et ses frères et soeurs seraient les futurs cadres de l’Algérie post-coloniale. Mais il n’en sera jamais ainsi. La famille s’installe définitivement en France et, en 1984, Zoubida Menguenni monte Schebba, une association pour femmes.

Photo prise dans “La Marche”, livre écrit par le marcheur Bouzid Kara.

A la même époque, se tiennent un peu partout en France des “Forums justice”, organisés par des militants de la cause anti-raciste qui soutiennent les familles de victimes et réclament une justice équitable. “La Marche en tant que telle n’a pas stoppé les crimes racistes, après, ils sont aussi nombreux mais les condamnations sont plus dures”, indique Abdellali Hajjat*. Petit à petit, les non-lieux laissent place à du sursis puis à de la prison ferme et le caractère raciste de ces crimes est enfin reconnu par la justice.

Un vent de liberté souffle alors sur cette jeunesse française, sur cette deuxième génération qui réclame l’égalité que leurs parents n’ont jamais réclamée. Mais au lendemain de la Marche, l’espoir retombe. En 1984, le Front national fait une percée aux élections européennes. La question de l’islam fait son apparition. En 1983, les travailleurs immigrés du secteur de l’automobile font grève dans plusieurs usines dont l’usine Talbot dans les Yvelines. Le pouvoir socialiste qui voit que les Maghrébins sont en première ligne, ne sait plus quoi faire pour stopper le mouvement.

“Pierre Mauroy explique à l’opinion publique qu’il y a sûrement des groupes religieux venus d’Iran qui se cachent derrière les grévistes. C’est la première fois que l’on pose la question de l’islam comme un problème alors qu’auparavant l’islam était absent des débats”, explique Yvan Gastaut**, historien de la marche.

Discriminations et relégation 

Trente ans après, les revendications, portées par les marcheurs, paraissent toujours d’actualité. Comme le rappelle Abdellali Hajjat, les statuts de l’association SOS Avenir Minguettes réclamaient le traitement égal devant la justice et la police, le droit au travail et le droit au logement. Aujourd’hui, la situation des quartiers populaires s’est dégradée, la tension sociale est forte et le taux de chômage est encore plus élevé qu’à l’époque, il atteint les 50% dans certains secteurs. “La population immigrée qui est restée dans les quartiers subit la même relégation. Pour les gens qui ont pu gagner le centre-ville, les choses sont différentes”, estime Marilaure Mahé. L’enfermement qui empêche la jeunesse de se projeter et la population de se battre, c’est ce que pense également Zoubida Menguenni. “Les classes moyennes sont parties, les communistes ont disparu et le vote FN est apparu“, dit-elle.

Pour Saïd Boukenouche, devenu depuis professeur d’anglais, “il ne faut pas donner une importance démesurée à la Marche. A cette époque, il y avait déjà une crise qui s’est depuis aggravée. Les jeunes qui ont réussi vont dans la fonction publique, dans le privé, il y a toujours des discriminations.”

“Marseille est un bon exemple, c’est la métropole la plus inégalitaire de France”

Nassurdine Haidari, 35 ans, peut en témoigner. “J’ai intégré Science po, je suis sorti major de ma promotion mais ça ne m’a pas empêché d’être, pendant plusieurs années, agent de sécurité”, raconte le fondateur du collectif national, Nous ne marcherons plus. Initié en 2011, avant la campagne présidentielle, ce collectif a formulé cinq propositions aux candidats. Parmi celles-ci, la distribution d’un récépissé à chaque contrôle de police attestant de la qualité, contraindre les entreprises qui travaillent avec l’Etat à justifier de leur politique de lutte contre les discriminations et la création d’un ministère de l’Egalité et de la lutte contre les discriminations. A ce jour, aucune a été concrétisée. “Les maux de 1983 se sont amplifiés, les inégalités se sont intensifiées. Marseille est un bon exemple, c’est la métropole la plus inégalitaire de France, fustige Nassurdine Haidari. A gauche, comme à droite, la classe politique française n’est pas encore à même de lutter contre les inégalités car elle n’y comprend pas grand chose”.

Et pourtant, depuis 1983, les enfants d’immigrés ont fait leur entrée dans les arcanes du pouvoir. Fadela Amara, Jeanette Bougrab, Rachida Dati, Nora Bera et les autres ont, pendant un temps, symbolisé pour l’opinion publique la réussite de cette génération. “Leur intégration est anecdotique. Il y a certes de plus en plus d’élus issus de l’immigration mais ils n’apportent pas grand chose à l’égalité des droits”, soutient Saïd Boukenouche. Abdellali Hajjat estime que “l’engagement politique et social de la population est important. Il est faux de dire que les quartiers sont devenus des déserts politiques”. Aujourd’hui, les collectifs et les associations pullulent. A Marseille, celui des Quartiers populaires, auxquels appartiennent Marilaure Mahé, Saïd Boukenouche et Zoubida Menguenni, réclament toujours l’égalité des droits. “Ce sont des gens qui veulent prendre en main leur destin et qui ne comptent plus sur les politiques pour y arriver”, lance le professeur d’anglais. Trente ans après la Marche, les problèmes sont les mêmes et l’envie de se battre, toujours là.

Fériel Alouti

* La Marche pour l’égalité et contre le racisme d’Abdellali Hajjat, éd Amsterdam. En librairie le 22 octobre.

** ”L’opinion française et l’immigration sous la cinquième république” d’Yvan Gastaut, paru en 2000 aux éditions du Seuil